Cent ans au Viêt Nam

Le dernier ouvrage d’André Bouny, à paraitre le 09/10/2014
format 13×20 – 192 pages – 15 euros

Des « éclats de vies ». Présentés dans l’ordre chronologique, tous se déroulent au Viêt Nam, de 1926 à nos jours. Un siècle de servitude est ainsi évalué à l’aune des destins individuels que la colonisation et les guerres ont brisés, ou sur lesquels elles ont dramatiquement influé.
Pourtant, sous le poids de l’Histoire, la corde personnelle ne rompt pas. Et, au-delà même des situations et des personnages qui illustrent cette inaliénable résistance, le mérite principal de ces textes et de la langue qui les porte est peut-être de parvenir à nous pénétrer de la musique aux accents si particuliers que délivre l’âme persistante d’un peuple.

Pépites intenses, avivées par l’intérêt que, depuis des décennies, l’auteur porte au Viêt Nam, à ses habitants et à leur culture, ces treize nouvelles scellent dans nos esprits des représentations indélébiles.

Né en 1951, André Bouny, étudiant l’odontologie à Paris, proteste contre la guerre au Viêt Nam, dans la rue et par ses peintures exposées au Grand Palais. Il enchaîne les voyages dans ce pays, y adopte deux enfants, puis fonde l’association DEFI Viêt Nam. Il publie une centaine d’articles sur la guerre chimique, constitue et conduit le Comité International de Soutien aux victimes vietnamiennes de l’Agent Orange. Il intervient notamment au Conseil des droits de l’homme à l’ONU. En 2010, il publie aux éditions Demi Lune Agent Orange, Apocalypse Viêt Nam, préfacé par Howard Zinn.

Extrait :
_ D’elle, rien ne bouge. Assise sur la natte de jonc, longues mains jointes devant les genoux, son regard vide se perd dans la lumière laiteuse de la lampe à pétrole. Elle a cent ans aujourd’hui. Sur la petite table basse, un plateau en bambou contient neuf bols vides soigneusement disposés. Sur chacun d’eux, repose une paire de baguettes, et elle se souvient.

Le matin, les enfants allaient à l’école apprendre à lire et à écrire. L’après-midi, ils aidaient leur père dans la rizière, et la vie se chargeait de leur apprendre à compter. Bien que né après An, Cao était le plus grand. Il avait une tête de plus que les autres et les habitants du village connaissaient bien son large sourire.
Un jour, sur l’unique chemin qui menait à la paillote familiale située à la lisière du hameau, deux hommes à vélo vinrent chercher Cao. Selon les documents en leur possession, il devait aller combattre les nouveaux occupants au nord du pays. Pas de bagage, il fallait partir tout de suite.
« Cao est trop jeune ! s’interposa le père voyant partir son deuxième garçon. Et puis vous falsifiez les papiers, Cao n’a pas à aller au Nord… mais au Sud ! »
La mère, Thu, redoutait autant le Sud que le Nord. Son aîné, An, se trouvait au Sud depuis un an. Sur ce même chemin poussiéreux du départ, elle courut derrière ce deuxième fils qui s’éloignait pieds nus et trop court vêtu : « Tu ne peux pas aller si loin à pied ! Que vas-tu manger ce soir ?… », cria la mère rattrapée par la ribambelle de petits frères. Contrainte et possédée, Thu s’accroupit, cacha son visage dans les mains et pleura. Encadré par les deux vélos, Cao se retourna, grimaçant un sourire qu’elle ne lui connaissait pas. On l’emmenait à l’ogre.

Cao n’eut pas le temps de donner des nouvelles. La première qui arriva fut celle de sa mort. Au bas de la missive figurait un engagement de restitution du corps, dans la mesure du possible, précisait l’avis. Au travers des larmes, Thu revit le sourire décomposé de Cao s’excusant d’aller à son trépas, à une fin abominable.
Thu posa un bol devant la place vide de Cao et ne l’enleva plus, pas seulement pour le souvenir mais aussi parce que Cao pouvait revenir d’un moment à l’autre, la faim au ventre. La funeste lettre pouvait se tromper. À chaque repas, elle remplissait le bol. Et comme personne ne venait, Thu disait que Cao donnait sa part à ses frères. Elle faisait le partage. Quand elle répondait aux nouvelles d’An, l’aîné combattant au Sud, ses lettres n’évoquaient jamais la disparition de son frère. Elle pensait que faire porter un fardeau supplémentaire à An était inutile et, du même coup, cela lui permettait de repousser l’idée que Cao n’existait plus.
An était le plus costaud. L’aîné avait bénéficié d’une nourriture plus abondante dans ses premières années, les autres n’étant pas encore là. Il conservait cette avance. Il ne se précipitait jamais et arrivait toujours à temps. De l’arrière, il voyait mieux les choses. Il s’en sortait. Cette vision rassura Thu.

PS – L’adresse de la maison d’édition : http://www.sulliver.com/

Voir, aussi, l’entretien que André Bouny a accordé à ViVé-org.fr en 2010. Entretien réalisé par René BALME.

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